Education au Développement Durable - Lyon
Education au Développement Durable

Académie de Lyon

Des arbres héros
Article mis en ligne le 10 octobre 2020

par ecognard

Daphnée devenue laurier, la littérature fait de l’arbre un véritable personnage.
Ovide
Les Métamorphoses

"Apollon et Daphné" (I, 468-567)

Le laurier n’était pas encore ; les feuilles de toutes sortes d’arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blonde chevelure. Fille du fleuve Pénée, Daphné fut le premier objet de la tendresse d’Apollon. Cette passion ne fut point l’ouvrage de l’aveugle hasard, mais la vengeance cruelle de l’Amour irrité. Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur le serpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effort la corde de son arc : "Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d’innombrables traits l’horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d’arpents de terre. Contente-toi d’allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens." L’Amour répond : "Sans doute, Apollon, ton arc peut tout blesser ; mais c’est le mien qui te blessera ; et autant tu l’emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessus de la tienne". Il dit, et frappant les airs de son aile rapide, il s’élève et s’arrête au sommet ombragé du Parnasse : il tire de son carquois deux flèches dont les effets sont contraires ; l’une fait aimer, l’autre fait haïr . Le trait qui excite l’amour est doré ; la pointe en est aiguë et brillante : le trait qui repousse l’amour n’est armé que de plomb, et sa pointe est émoussée. C’est de ce dernier trait que le dieu atteint la fille de Pénée ; c’est de l’autre qu’il blesse le cœur d’Apollon. Soudain Apollon aime ; soudain Daphné fuit l’amour : elle s’enfonce dans les forêts, où, à l’exemple de Diane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leurs dépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment ses cheveux épars. Plusieurs amants ont voulu lui plaire ; elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt les solitudes des forêts, dédaignant et les hommes qu’elle ne connaît pas encore,
et l’amour, et l’hymen et ses nœuds. Souvent son père lui disait, "Ma fille, tu me dois un gendre" ; il lui répétait souvent, "Tu dois, ma fille, me donner une postérité". Mais Daphné haïssait l’hymen comme un crime, et à ces discours son beau visage se colorait du plus vif incarnat de la pudeur. Jetant alors ses bras délicats autour du cou de Pénée : "Cher auteur de mes jours, disait-elle, permets que je garde toujours ma virginité. Jupiter lui-même accorda cette grâce à Diane". Pénée se rend aux prières de sa fille. Mais, ô Daphné ! que te sert de fléchir ton père ? ta beauté ne te permet pas d’obtenir ce que tu réclames, et tes grâces s’opposent à l’accomplissement de tes vœux. Cependant Apollon aime : il a vu Daphné ; il veut s’unir à elle : il espère ce qu’il désire ; mais il a beau connaître l’avenir, cette science le trompe, et son espérance est vaine. Comme on voit s’embraser le chaume léger après la moisson ; comme la flamme consume les haies, lorsque pendant la nuit le voyageur imprudent en approche son flambeau, ou lorsqu’il l’y jette au retour de l’aurore, ainsi s’embrase et brûle le cœur d’Apollon ; et l’espérance nourrit un amour que le succès ne doit point couronner. Il voit les cheveux de la Nymphe flotter négligemment sur ses épaules : Et que serait-ce, dit-il, si l’art les avait arrangés ? Il voit ses yeux briller comme des astres ; il voit sa bouche vermeille ; il sent que ce n’est pas assez de la voir. Il admire et ses doigts, et ses mains, et ses bras plus que demi nus ; et ce qu’il ne voit pas son imagination l’embellit encore. Daphné fuit plus légère que le vent ; et c’est en vain que le dieu cherche à la retenir par ce discours : "Nymphe du Pénée, je t’en conjure, arrête ! ce n’est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête, nymphe, arrête ! La brebis fuit le loup, la biche le lion ; devant l’aigle la timide colombe vole épouvantée : chacun fuit ses ennemis ; mais c’est l’amour qui me précipite sur tes traces. Malheureux que je suis ! prends garde de tomber ! que ces épines ne blessent point tes pieds ! que je ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Tu cours dans des sentiers difficiles et peu frayés. Ah ! je t’en conjure, modère la rapidité de tes pas ; je te suivrai moi-même plus lentement. Connais du moins l’amant qui t’adore : ce n’est point un agreste habitant de ces montagnes ; ce n’est point un pâtre rustique préposé à la garde des troupeaux. Tu ignores, imprudente, tu ne connais point celui que tu évites, et c’est pour cela que tu le fuis. Les peuples de Delphes, de Claros, de Ténédos, et de Patara, obéissent à mes lois. Jupiter est mon père. Par moi tout ce qui est, fut et doit être, se découvre aux mortels. Ils me doivent l’art d’unir aux accords de la lyre les accents de la voix. Mes flèches portent des coups inévitables ; mais il en est une plus infaillible encore, c’est celle qui a blessé mon cœur. Je suis l’inventeur de la médecine. Le monde m’honore comme un dieu secourable et bienfaisant. La vertu des plantes m’est connue ; mais il n’en est point qui guérisse le mal que fait l’Amour ; et mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissant pour moi-même." Il en eût dit davantage ; mais, emportée par l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus les discours qu’il avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappent ses regards : les vêtements légers de la Nymphe flottaient au gré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa chevelure déployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Le jeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormais frivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces de Daphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chien gaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidement après sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; il s’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le cou tendu, allongé, semble mordre sa trace ; le timide animal, incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et il échappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollon et Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, et l’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailes de l’Amour ; il poursuit la nymphe sans relâche ; il est déjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite ses cheveux flottants. Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’une course aussi violente, et fixant les ondes du Pénée : "S’il est vrai, dit-elle, que les fleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père, secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cette beauté qui me devient si funeste" ! À peine elle achevait cette prière, ses membres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corps délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, se changent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cime d’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat. Apollon l’aime encore ; il serre la tige de sa main, et sous sa nouvelle écorce il sent palpiter un cœur. Il embrasse ses rameaux ; il les couvre de baisers, que l’arbre paraît refuser encore : "Eh bien ! dit le dieu, puisque tu ne peux plus être mon épouse, tu seras du moins l’arbre d’Apollon. Le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre et mon carquois : il parera le front des guerriers du Latium, lorsque des chants d’allégresse célébreront leur triomphe et les suivront en pompe au Capitole : tes rameaux, unis à ceux du chêne, protégeront l’entrée du palais des Césars ; et, comme mes cheveux ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tes feuilles aussi conserveront une éternelle verdure." Il dit ; et le laurier, inclinant ses rameaux, parut témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitée d’un léger frémissement.

Description sublime, refuge de biodiversité,
Giono en fait un dieu dans Un Roi sans divertissement

"Frédéric a la scierie sur la route d’Avers. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric.

C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il suffît d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte-à-faux dans l’inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.

Au printemps 1844, un siècle plus tôt, "c’était déjà le plus beau hêtre qu’on ait jamais vu" :

Dans le printemps c’est un dieu ! Avec son épais pelage de bourgeons qui le couvrent comme de la dépouille d’un de ces énormes taureaux d’or du temps d’avant les voûtes.

A l’automne 1844, c’est déjà un arbre fascinant !

Le hêtre de la scierie n’avait pas encore, certes, l’ampleur que nous lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant) ou plus exactement son adolescence était d’une carrure et d’une étoffe qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage était d’un dru, d’une épaisseur, d’une densité de pierre, et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être d’une force et d’une beauté rares pour porter avec tant d’élégance tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque) pétri d’oiseaux et de mouches ; il contenait autant d’oiseaux et de mouches que de feuilles. Il était constamment charrue et bouleversé de corneilles, de corbeaux et d’essaims ; il éclaboussait à chaque instant des vols de rossignols et de mésanges ; il fumait de bergeronnettes et d’abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges, de pluviers et de guêpes. C’était autour de lui une ronde sans fin d’oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait l’air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des jaillissements d’embruns. Et, à l’automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillages d’or jouant avec des pompons de plumes, des lanières d’oiseaux, des poussières de cristal, il n’était vraiment pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son corps autour de son immobilité ; il ondulait autour de lui-même dans un entortillement d’écharpes, si frémissant, si mordoré, si inlassablement repétri par l’ivresse de son corps qu’on ne pouvait plus savoir s’il était enraciné par l’encramponnement de prodigieuses racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l’amphithéâtre des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n’osaient plus bouger. Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’œil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des routes qui montaient ou descendaient vers elle, s’alignait la procession des érables ensanglantés comme des bouchers.